Entretien avec Faustin Linyekula
Par Irène Filiberti


 
De quelle façon votre parcours singulier et vos créations sont liées à des souvenirs personnels et à l’histoire de votre pays, l’ex Zaïre, aujourd’hui appelé RDC, République démocratique du Congo ?

Juste qu’en 1995, et ma rencontre à Nairobi avec Opiyo Okach, mime et danseur, avec lequel j’ai fondé la compagnie Gàara, je me présentais plutôt comme comédien, j’écrivais aussi de petites choses. Tout a commencé à Kisangani, entre 1988 et 1989, avec des amis, dont Vumi, aujourd’hui en prison, et qui m’a donné le désir d’écrire en me faisant lire ses poèmes. Nous étions dans la même classe et nous plaisantions sur le fait qu’il était mon parrain littéraire. Comme beaucoup d’adolescents qui veulent se rebeller, nous nous étions trouvés et formions un groupe d’amis, en réaction contre notre professeur de français qui ne jurait que par la poésie de la négritude. C’était selon lui l’aboutissement de toute démarche littéraire, tandis que pour nous, la négritude était dépassée. Nous cherchions ailleurs. Et ce refus nous a ouvert les yeux. Nous avons découvert d’autres écrivains africains plus critiques, notamment envers cette fameuse négritude. Ce qui faisait notre joie, c’était de lire et citer des phrases comme celle de l’écrivain nigérian Wole Soyinka : «  Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il bondit sur sa proie et la dévore ». Nous rêvions ainsi de changer la littérature et le théâtre africains. Pas moins ! En lisant des poèmes lors des fêtes à l’école, en écoutant la radio. Au centre culturel français de Kisangani, il y avait l’atelier théâtre qui, sans être une école, proposait jusqu’à dix heures de cours par semaine avec la communauté théâtrale locale dont faisait déjà partie Kabako. Comédien, il commençait aussi à faire ses premières mises en scène. Il avait neuf ans de plus que moi, et il a été parmi les premières personnes à m’apprendre ce que signifie être sur scène. À l’ATC (c’est ainsi qu’on appelait ces ateliers), notre chance, la mienne, a été de rencontrer des gens qui déjà, à l’époque, avaient compris que le théâtre, ce n’était pas d’abord des textes, des personnages, des costumes ou du maquillage… mais en premier lieu, une question de présence, de corps l’un en face de l’autre.


Kabako, c’est aussi l’ami auquel vous rendez hommage dans votre création Dinozord : The Dialogue Series III . Par ailleurs, vous avez aussi donné ce nom, les Studios Kabako, à votre structure installée à Kinshasa qui est un lieu de formation, de recherche et de création ouvert à tous ceux qui s'intéressent à la danse et au théâtre visuel.

En ce qui concerne les studios, il faut savoir qu’à Kinshasa quand on dit théâtre ou lieu théâtral, il s’agit plutôt d’une cour en plein air avec un bloc de béton au milieu. On met du béton parce que cela résiste à la pluie qui tombe souvent. Quand il y a un spectacle, on sort les chaises. Cela déplace complètement la question du lieu théâtral, qui n’est plus celle de l’architecture ou du bâtiment, pour revenir à la notion essentielle du rapport et du lien entre ceux qui jouent et ceux qui regardent.

Quant à nos Studios, il ne s’agit pas d’un lieu à proprement parler, nous n’en avons pas, mais d’un espace mental, de recherches, de doutes, d’échanges, espace nomade qui s’installe ici ou là, une certaine façon de faire avec ce qu’il y a, de composer avec des contextes et des environnements singuliers…

Pendant très longtemps à Kinshasa, je n’avais accès qu’à un jeu d’orgue, à l’époque manuel, et uniquement quand je travaillais au Centre culturel français. Ailleurs, pour pouvoir se produire, on fabriquait des boîtiers d’interrupteurs. Et j’ai trouvé intéressant de ramener la logique de mon boîtier dans les théâtres en Europe. Par exemple, en procédant par coupures, sans moduler les éclairages. Avec des lumières qui reviennent vite, sans effet, en plein feu. On coupe, on rallume. Par ailleurs, depuis trois ans, nous essayons autour de chaque projet d’acheter un peu de matériel, de s’équiper petit à petit, ce qui nous permet de travailler avec un minimum de son et de lumière, chaque fois en fonction de la nécessité des projets.

Ce qui caractérise les Studios Kabako n’est pas lié à des murs, mais à une capacité de travailler avec d’autres, à se demander ce qu’on peut faire ensemble, et à chercher ensuite les moyens de le faire. Ce qui est d’ailleurs la seule façon de construire aujourd’hui au Congo. En refusant de s’enfermer dans une seule logique de production et de fonctionnement.

 

Comment définissez-vous votre travail aujourd’hui, après être passé de la littérature au théâtre, puis à la danse, après avoir voyagé ou travaillé au Kenya, au Rwanda, en Afrique du Sud, à la Réunion, en Europe, notamment en France et en Belgique?

Je suis avant tout un raconteur d’histoires. C’est la forme juste qui m’intéresse. Chercher et trouver des formes pour pouvoir raconter. Peu importe que cette forme que je ne cesse de chercher relève de l’installation, de la danse, du théâtre visuel ou musical, et que cette recherche soit interprétée comme une remise en cause des codes de la représentation, cela n’est pas ma préoccupation. Juste raconter. Voilà ce qui me touche, me fait rêver. Et après, dire, montrer, témoigner de multiples façons, comment cette histoire, aujourd’hui la mienne, celle de mes amis, celle de mes proches, s’inscrit en dialogue avec une histoire collective. Je ne cherche pas à exposer comment s’est faite notre inscription dans l’histoire de ce pays, mais à raconter comment cette histoire nous a marqués, a changé nos vies. Peut-être ne serais-je jamais allé au Kenya si les universités avaient été ouvertes au Congo... Comment cette histoire collective a-t-elle décidé des directions prises par chacun ? Aujourd’hui, ma danse pourrait être une tentative pour me souvenir de mon nom. Ce qui présuppose qu’à un moment, j’ai dû le perdre ou l’oublier. Et je reviens à l’histoire de ce pays qui change de nom. Je suis né et j’ai grandi dans un pays qui s’appelait Zaïre. Jusqu’au 16 mai 1997, j’étais encore Zaïrois. Le 17 mai 1997, je devenais Congolais. Du jour au lendemain. Plus tard, lorsque j’ai dû changer mon passeport zaïrois pour un passeport congolais, le consulat du Congo à Nairobi exigea un certificat de nationalité. J’en avais un, ancien, que je leur ai donné, mais qui a été refusé parce qu’il y était écrit que j’étais zaïrois ! C’est absurde, est-ce parce que mon nom a changé que ma réalité a changé ? Il s’agissait bien sûr d’une question de quelques dollars.... Comment une histoire de nom peut-elle prendre une place aussi centrale dans la définition de qui l’on est ? Zaïrois, Congolais n’est-ce pas la même chose ?

De même, sous Mobutu, il était interdit d’avoir des prénoms, on pouvait aller en prison pour ça ; à cette époque je n’étais pas Faustin, j’étais Linyekula Ngoy. En 1971, Mobutu avait commencé sa « politique de recours à l’authenticité », la Zaïrianisation, soit effacer toute trace du passé colonial. Toutes les statues de cette période ont été déboulonnées, remplacées par les siennes. Au nom de l’authenticité, les noms devraient être bantous, le Congo est devenu le Zaïre, lui-même a abandonné ses prénoms chrétiens Joseph Désiré, pour devenir Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga. De même, chaque Zaïrois a dû renoncer à ses prénoms. S’en était fini des Pierre, Jean, Marie et autre Thérèse, désormais figurait sur les papiers un nom et un post-nom. D’autant plus absurde que la tradition même du nom de famille datait des années 30, de l’institution coloniale par excellence ! Mon grand-père a ainsi été le premier de sa lignée à créer un nom de famille : Linyekula…

 

Si la question du nom hante votre danse, dans Dinozord : The dialogue series III, la relation entre histoires individuelles et collectives prend un autre chemin.

Celui d’un tas de ruines peut-être… Je pensais avoir une maison, le Zaïre, et une histoire familiale. Or mon simple nom est devenu source de confusion qui me porte à danser pour en clarifier les termes. Dans chaque projet, il me semble que j’essaie de reconstruire quelque chose de cette identité. Anselm Kiefer, le plasticien allemand dont l’œuvre s’inscrit notamment en réaction au passé nazi, disait que ses créations sont ces espaces où il essaie de mettre un peu d’ordre dans le chaos environnant. Disons que je me sens proche de ce propos qui me touche beaucoup.

Chaque projet relève donc de cette tentative de clarifier un pan de cette histoire. Lorsque l’on a en héritage un tas de ruines, on cherche à se construire un abri, sans se demander s’il vaut mieux une tente, un bout de carton ou un morceau de bois. On prend tout ce qu’on trouve, que ce soit un rite transmis par ma grand-mère, un chant catholique appris par mon père ou une citation latine.... Pour moi, la question est de pouvoir se tenir debout, devant des gens, et de pouvoir dire : je suis ici, je m’appelle untel, voici mon espace, ce que je pense être mon espace. Mes premiers projets créés à Kinshasa étaient plus chorégraphiques, car la question partait du mouvement, tout en s’ouvrant plus largement... Aujourd’hui, j’ai décidé de tout poser sur le plateau, de rentrer dans le matériau, car l’essentiel est ailleurs : raconter mes histoires en mettant en œuvre tout ce dont je dispose, tous les outils, sonores, visuels, que ce soit le corps, les mots ou les objets. Il y a longtemps que je voulais trouver une façon de raconter le Congo.

 

Quelles sont les différentes histoires que vous nouez ensemble dans cette création?


On en revient toujours à mon retour au Congo, plus particulièrement à Kisangani. Que sont devenus mes amis, ceux avec qui j’ai rêvé de changer la littérature et le théâtre africains? Vumi est en prison, Kabako est décédé, les autres sont partis. J’ai aussi rencontré à Kinshasa un jeune danseur hip-hop, surnommé Dinozord. Il a aujourd’hui dix-neuf ans, il en avait seize à l’époque. Un jour, je lui ai demandé pourquoi il s’appelait ainsi et il m’a répondu : « parce que je suis le dernier de ma race ! ». J’ai voulu faire cette pièce en dialogue avec lui et avec ma ville. Cette création est un moment de passage, un temps de transition, un requiem pour des funérailles, mais aussi pour pouvoir prendre un autre chemin. J’ai également rencontré à Lubumbashi un autre jeune garçon de dix-huit ans qui est aussi dans cette création. Contre-ténor, il a appris seul le chant lyrique. Comment rêver de chanter dans un tel contexte ? Pour enterrer mon histoire, j’ai voulu que ces jeunes m’accompagnent. S’est imposé le Requiem, et l’histoire de Mozart telle que Peter Sellars me l’a contée. Pour retrouver les habitants de Kisangani, nous sommes allés filmer les rues, les habitants en leur posant une simple question : « Quel est votre rêve ? ». Un matériau qui a fortement nourri mes recherches, ainsi que le film projeté pendant la pièce.

 

Vous avez aussi recours à des corps peints, masqués, à des signes et des objets, à des gestes parfois intrigants.

Tout part du corps, toute cette histoire y est inscrite, dans la violence faite au corps. Il suffit de remonter aux débuts de la colonisation, quand les Belges coupaient les mains des gens qui n’allaient pas assez vite dans les plantations d’hévéas, ou d’évoquer le régime Mobutu, avec aussi ses contraintes imposées au corps et l’uniforme national, sorte de recyclage du costume Mao. Il avait rajouté un col et une écharpe obligatoires. Il l’appelait « abacost », pour « à bas le costume ». Toute l’histoire récente du pays est une histoire de corps, de la dernière guerre, avec plus de trois millions et demi de morts en cinq ans aux histoires de viols comme arme de guerre ou de cannibalisme. Si je secoue juste un peu le corps, en me disant que bien sûr je suis jeune, mais vieux aussi, avec des gênes qui me rattachent aux générations avant moi, il y a peut-être encore des choses que pourrait me dire ce corps, lui qui a grandi dans un contexte particulier. J’ai reçu une éducation très catholique, mon père dirigeait une chorale à l’église, dans la petite ville à côté de Kisangani où il habitait. Mais, il y avait aussi les rituels que pratiquaient mes grands-mères, la plupart du temps sans les hommes. Il y a donc toujours ce corps qui essaie de trouver sa place entre les deux. Quand je retourne à mon tas de ruines, je retrouve un peu de tout cela : cette éducation, mes six ans de latin à l’école, des rituels ici et là…

Le point de départ de Dinozord était de revenir à Kisangani pour donner des funérailles à Kabako, mort de la peste il y a des années dans un petit village non loin de la frontière avec l’Ouganda, j’ai pensé à des rituels funéraires, des pratiques traditionnelles qu’auraient pu faire mes grands-mères, mais aussi aux rites catholiques. Si Kabako était là, à Kisangani... C’est une partie de ces histoires et de ces désirs qui sont racontés dans cette création. Et puis des souvenirs d’enfance. Le foot a toujours fait partie de l’institution familiale, mon père jouait, pendant les vacances scolaires, nous organisions des équipes, comme on n’avait pas de maillots, on les dessinait sur le corps à la craie. En repensant à cela, j’ai proposé aux acteurs en répétition de passer la journée à écrire les numéros et les noms de tous ceux qui nous ont fait rêver, Pelé, Zidane… A partir de cette histoire de craie, les maillots peints avec leur numéro m’ont renvoyé aux rituels, lesquels dans l’imaginaire occidental évoquent encore et toujours à l’Afrique.

 

Les souvenirs et les rencontres font partie des éléments avec lesquels vous avez créé cette pièce un peu à la façon d’un cheminement ou d’un tissage d’associations entre réalité et fiction.

Je n’ai pas beaucoup d’imagination, alors je travaille à partir du réel. La question est toujours la même, comment raconter ce réel, et travailler ce matériau sans vouloir faire rire ou pleurer mais peut-être juste rêver, ouvrir une petite fenêtre de rêve. Au Congo surtout, on a besoin de rêver. Mon retour dans mon pays m’a conduit à me demander ce que j’aimerais faire à terme. Ici, on pleure assez, on rie aussi parce que l’humour permet de traverser la souffrance. Alors proposer autre chose, de petits espaces d’ailleurs, pour que les gens prennent un peu de distance et puissent se demander ce qui se passe devant leurs yeux. Puis, le quotidien refait surface, inévitablement, mais pendant quelques minutes, il sera permis de rêver un peu.

 

Vous proposez aussi un autre projet que vous avez intitulé le Festival des mensonges. De quoi s’agit-il ?

Depuis 1997, je sentais que je devais faire un spectacle sur l’histoire du Congo, mais je n’en trouvais pas la forme. Un roman de Luis Sepúlveda m’a inspiré ce titre et donné une première idée autour de la conception du projet : une veillée où les gens se rassembleraient pour un concours de mensonges. Mais un concours sans compétition, sans victoire, simplement pour interroger l’histoire officielle, celle des « vainqueurs », à partir d’autres expériences. Comment démêler le vrai du faux quand on vit sur un tas de ruines ? C’est ce que j’ai voulu faire, sans esprit tragique, en invitant des artistes congolais à intervenir dans Le Festival des mensonges. Nous avons donc cherché à créer un espace d’écoute et de regard conçu différemment de celui proposé dans les créations où le dispositif est frontal. Pour cette veillée, un espace de convivialité était nécessaire. Soit des tables et des chaises sur trois côtés. Un groupe de musiciens joue en direct du ndombolo, de la pop congolaise et l’on pourra aussi danser. Sur la bande son, passent des extraits de discours d’hommes politiques congolais, mais aussi belges ou français. Cela débute en 1960, année de l’Indépendance, et se poursuit jusqu’en 1997, le jour où Laurent Désiré Kabila se proclame président. Cette configuration est aussi venue d’une réflexion sur la figure « traditionnelle » du cercle, figure dont la signification me semble en panne aujourd’hui. Danser en cercle, c’est affirmer une communauté d’être ensemble. Il me semble que lorsque l’on s’est entretués comme nous l’avons fait pendant aussi longtemps, on ne peut plus parler de cercle. J’ai donc voulu le couper et mettre face à face chaque moitié. Ce qui compte, c’est ce face à face. La façon dont on se regarde mutuellement aujourd’hui. Parallèlement, je voulais aussi explorer ce qu’évoque le cinéaste Eisenstein dans ses théories sur le cadrage. Entre le gros plan et le plan large, quels rapports s’établissent entre le sujet, le corps et l’espace ? Dans cet espace, le public est libre. Il peut s’éloigner, revenir, se tenir en retrait. Il a le choix. Une salle de théâtre n’offre pas d’alternative. Ou l’on reste, ou l’on sort. On ne peut jamais se dire que l’on voudrait bien rester pour regarder sur un autre mode et parler aux voisins. C’est pourquoi, nous avons prévu des pauses, des moments de suspend de l’action scénique, qui permettent aux spectateurs de se déplacer, de parler, de consommer car le bar reste ouvert durant toute la représentation. Nous poursuivons au milieu de ce mouvement, le public est donc amené à se déterminer par rapport à l’objet qu’il est en train de voir. Ce projet remet aussi en question mon statut. Casser le rapport frontal, c’est chercher à échapper à la pensée unique, au mot d’ordre, au slogan. Je n’ai pas le désir d’être perçu en tant que guide, éclairé ou éclaireur. C’est pourquoi j’ai voulu proposer un autre choix au spectateur que celui d’adhérer ou quitter, tout en recréant du mouvement dans le public. En imaginant un autre espace possible, plus ouvert, à construire ensemble, au présent. En Avignon, nous serons trois danseurs et des musiciens congolais vivant à Paris. Ainsi que Marie-Louise Bibish Mumbu, journaliste et écrivain, elle lit ses propres textes… Sa manière de chroniquer la vie à Kinshasa, à partir d’un regard de femme, est un peu le fil rouge de ce Festival des mensonges.