Kisangani : chroniques d’un retour
Par Virginie Dupray


Décembre 2003, Kisangani, retour au pays qui l’a vu grandir pour Faustin, première rencontre pour moi…
Une dizaine de jours pour (re)découvrir la ville qui vient tout juste de reprendre sa place au cœur de ce grand pays malade, la République démocratique du Congo, ex-Zaïre, ex-Congo Belge, ex-état indépendant du Congo…
Une ville en convalescence dont les murs et les misères racontent à chaque coin de rue la guerre, celle des Ougandais et des Rwandais ou plutôt les guerres qui se comptent ici en jour, la guerre de un jour, celle des trois jours, celle des six jours… et les massacres représailles et les maisons transformées en charnier. 2002, c’était hier.
Une dizaine de jours pour (ré)apprendre à vivre avec la famille, les familles…
Décembre 2004, nous revenons… à trois, un petit garçon est né.
Eté 2005, en plein cœur des Etats-Unis sous Katrina, une nuit de rêve, s’impose pour Faustin, éternel voyageur, la nécessité du retour : poser ses valises à Kisangani et construire une maison.
De base arrière pour rêver, traîner, respirer, Kisangani se fait vite rattraper par les Studios Kabako et monte au feu des créations.
Automne 2006, Dinozord:The Dialogue Series iii. s’y crée, l’équipe venue de Kinshasa ou Lubumbashi s’installe pour quelques semaines dans la ville… La pièce se lit d’ailleurs comme un cahier du retour au pays natal. Que sont devenus les amis avec lesquels du haut de ses quinze ans, Faustin a rêvé de changer la littérature et le théâtre africains (pas moins !) ? Et à quoi peuvent bien rêver les jeunes aujourd’hui dans cette ville meurtrie par la guerre ?
En 2007, s’y invente La Fratrie errante à partir d’un texte de Marie-Louise Bibish Mumbu. Parmi les six comédiens sur scène, trois sont boyomais (le petit nom des habitants de Kisangani).
Très vite, les Studios Kabako fondés par Faustin en 2001 à Kinshasa migrent vers Kisangani, devenue soudain une évidence, très loin du tumulte et de la saturation de la capitale, vaste bordel de huit millions d’âmes, toutes occupées à la survie quotidienne sans presque aucune infrastructure…
Pas plus d’infrastructures à Kisangani, troisième ville du Congo, capitale de la Province Orientale, mais un peu moins d’habitants, 800 000 peut-être (dans un pays où l’on ne compte plus depuis longtemps) et la respiration d’un fleuve et d’une rivière, le Congo et la Tshopo et la respiration de la forêt équatoriale… Du vert partout, tout pousse, vite et avec vigueur, même si les grands arbres partent en grumes sur le fleuve, victimes de quelques sociétés libanaises qui coupent, ne replantent jamais et ne reversent rien, sauf dans les poches de quelques puissants ; des sociétés qui portent des noms comme Congo Futur, à la limite du pied de nez…
Kisangani, capitale du diamant, les comptoirs y fleurissent, il y a Fofo Force, Bassam très très fort, Maradona ou Soleil Mosindo, beaucoup d’argent qui transite, opaque, et ne reste pas. Seul investissement notable, quelques villas immenses aux toits multiples et de grosses voitures, des nouveaux modèles, si possible inconnus dans la place et que l’on baptise, comme la première Hummer de la ville, celle de Fofo, avec de la bière au rond-point du canon… Le diamant alimente les rêves bon marché des jeunes : aller dans les carrières en pleine forêt, creuser et peut-être revenir avec une grosse pierre, de quoi s’acheter une moto, un costume, dilapider quelques temps, avant d’y retourner là-bas invariablement, dans l’enfer des carrières.
Le bois, les diamants et puis… plus grand chose, le poisson que l’on consomme sur place, on y cultive en famille sur de petites concessions, les plantations hévéa, café, huile de palme… ont disparu depuis longtemps. La brasserie Bralima approvisionne la ville en sucrés (Fanta rouge ou jaune, Coca) et Primus-bière.
Et bien sûr, les tolekas (en lingala, littéralement « on y va ! »), symboles de la ville. On transporte tout sur ces vélos taxis made in China or India ; des hommes sur de petits coussins colorés, des bêtes, des tôles, du ciment, des régimes de banane, des montagnes de feuilles de manioc. Apparus pendant la guerre quand le manque de carburant et les réquisitions sauvages avaient fait disparaître tout véhicule de la ville et moyen de transport le moins coûteux, ils sont incontournables dans la vie quotidienne des Boyomais.
Kisangani, c’est aussi un passé, Stanleyville, avec de merveilleuses villas construites par les Belges, art déco ou façon maison-de-maître-en-Louisiane, et de petites boîtes exigues et accolées façon cité-ouvrière-de-Manchester pour les Congolais « évolués ».
Kisangani, c’est une gare qui ne fonctionne plus, quelques bateaux qui rejoignent en deux semaines élastiques Kinshasa, un bac qui traverse le fleuve vers la commune de Lubunga quand on paie l’essence et la peine et un aéroport, qui fut un jour international, remis en fonctionnement par les Nations-Unies et qui relie aujourd’hui la ville à Kinshasa et Goma.
Une route vers l’Est qui vient juste de rouvrir après une décennie sous la forêt, on peut y joindre Béni en deux jours quand il ne pleut pas.
Enfin, une université, Unikis et quatre ou cinq mille étudiants qui ne trouvent pas de travail une fois diplômés…Une Alliance Franco-Congolaise moribonde qui survit en louant son théâtre et maintient avec soin la seule bibliothèque de la Province.
Voici le territoire d’actions des Studios Kabako, une ville qui fut, une ville où il était possible de rêver à seize ou dix-sept ans dans les années 80... une ville qui pourrait devenir cette capitale culturelle (pas moins !) qui n’existe nulle part ailleurs au Congo.
Comment inscrire ainsi une démarche, un parcours singulier, celui de Faustin, au sein d’un territoire ? Les Studios Kabako n’ont jamais été une compagnie, plutôt une boîte à inventer, à chercher, à douter, mais où s’imposent certains soirs quelques certitudes, un espace jusqu’ici mental, si précieux dans ce pays-là.
A Kisangani, les Studios Kabako prennent corps, au pluriel… Trois espaces dans différentes communes, pour créer un maillage de la ville, telle une acupuncture urbaine susceptibles de générer du lien, à même de réagir et de rayonner dans une économie de moyens. Une façon aussi de réagir à l’extrême centralisation d’un pays où rien n’existe en dehors de Kinshasa. Alors quitter la capitale pour Kisangani, et puis ne pas se cantonner à Makiso, centre administratif et économique de la ville, mais atteindre les périphéries et les lieux de vie, comme Lubunga, sixième commune de la ville, oubliée de l’autre côte du fleuve…
Trois lieux soit :
• Un lieu de diffusion donc, sur un terrain de 650 m2 acquis en 2007, entre l’université et le centre historique et commercial.
• Un lieu de résidence sur un peu plus de 4000m2 à huit kilomètres de la ville, non loin du fleuve, une petite vallée, une rivière, des étangs à poissons et des gamins sur des remblais qui se demandent ce qu’on peut bien imaginer là… Et ce que nous imaginons avec l’architecte allemande Bärbel Müller, ce sont des espaces d’enregistrement et de répétition pour la musique, un espace de montage vidéo, un studio de répétition pour la danse et le théâtre et des logements pour des artistes invités.
• Enfin, un troisième lieu qui reste à trouver, lieu citoyen, ouvert sur les communautés, le tissu associatif, les énergies et les difficultés du quotidien, à Lubunga, de l’autre côté du fleuve qu’on traverse en pirogue. La commune la plus peuplée de la ville, productrice d'une grande partie des légumes et tubercules dévorés par les autres communes et pourtant la plus défavorisée et laissée pour compte.
Si le spectacle vivant est toujours présent, à Kisangani, les Studios Kabako s’ouvrent largement à l’image vidéo et à la musique – l’une des scènes artistiques les plus vivantes étant le rap, né pendant les années de guerre.
Concrètement et depuis 2008, nous avons mis en place des formations artistiques, mais aussi administratives et techniques (danse, théâtre, cinéma, management culturel, ingénierie du son…), nous avons accompagné au niveau financier et logistique des artistes locaux : rappeurs, vidéastes, écrivains… , nous nous sommes très largement équipés en matériel son et lumière, nous avons ouvert dans une maison louée au centre de la ville le premier studio d’enregistrement professionnel de l’Est du pays et nous avons invité des artistes et opérateurs culturels, à venir échanger et rêver avec nous.
L’essentiel est de montrer que l’on peut vivre, partir et revenir, créer et construire ici à Kisangani en dépit de l’isolement, de l’instabilité, des impasses, d’un quotidien souvent impossible…
Car c’est vrai, on a parfois l’impression de nager à contre-courant, coincés entre les exigences de l’Europe et les absences d’un grand pays à la dérive.
Le pays brûle à l’Est et au Nord, se remplit les poches dans la capitale, se vend par petits bouts au sud – la nouvelle est tombée il y a quelques jours, 85% du territoire du Katanga aurait été octroyé en concessions minières, y compris les villes et villages !
Qui sait, un creuseur de diamant viendra peut-être nous déloger un jour !
Qu’importe, on construit vers le haut…